Quelques notes sur Roland Topor : le rire, l’allergie à la réalité, les raisons de faire les choses
La Bibliothèque Nationale de France consacre une exposition rétrospective à Roland Topor, du 28 mars au 16 juillet 2017 : “Le Monde selon Topor”. À la fin de l’exposition, alors que le visiteur s’est nourri la rétine de dessins acérés, d’illustrations poétiques, d’extraits de films inclassables, il trouve en cerise sur le gâteau un extrait d’entretien filmé d’une vingtaine de minutes.
Bienvenue à une autre époque, où l’on fume le cigare face à la caméra pour discuter sans se presser de l’art, des médias, de l’allergie à la réalité, de procrastination et d’équilibre.
Prise de notes au vol.
“Est-ce qu’il y a déjà eu des entretiens dans lesquels vous ne riez pas ?”
Roland Topor, évidemment, commence par rire — d’un rire qui n’a rien de creux ou de gêné, qui est plutôt déjà une réponse à la question. Rire ? Une façon d’être vivant face aux questions qui réduisent, appauvrissent, enferment :
“Je ne crois pas au cours magistral. Or dans une interview classique, on me met en situation de faire un cours magistral. […] Il se trouve que je ne me vois pas comme un tiroir qu’on classe. Les choses ne sont pas fixes, et je ne suis pas fixe. […] Je n’arrive pas à me voir comme quelqu’un de complètement fini, fait, mort. Je me vois comme quelqu’un qui bouge encore, vivant, avec ses contradictions.”
“Je ne me vois pas comme un tiroir qu’on classe.”
Le rire est une réponse à cette absurdité qui consiste à vouloir gommer toute nuance. À une époque de storytelling, où il faut soigner toute histoire que l’on raconte (celle de son parcours professionnel, d’une entreprise, d’un Ted Talk…) pour qu’elle soit aussi simple à comprendre que marquante, la revendication de Roland Topor à être un être vivant (entendre : mouvant, complexe, contradictoire, partiellement indéterminé), fait du bien.
“Moi j’aime bien jouer, et je n’aime pas être coincé. Or souvent, dans les interviews, on vous amène à simplifier votre pensée, et en fait à vous appauvrir. Il y a souvent trois ou quatre raisons de faire les choses. Et là, on vous amène d’une chose qui était assez riche, amusante, pas trop grave, à quelque chose de certain. […] Alors je rigole.”
Le rire, seule réponse face à l’entonnoir (c’est le mot qu’il emploie) dans lequel on essaie de le faire passer : le rire comme un courant d’air qui circule où il veut. Rigoler, non pas pour se moquer, mais plutôt par sens de la dérision. Et parce que ça aide à respirer quand la réalité se fait oppressante et, dit-il, lui donne de l’asthme. C’est comme une “fuite par la bouche” de ce qui est irrépressible en lui et que l’on voudrait comprimer pour que ce soit plus court, plus simple, plus compréhensible enfin.
“Souvent je ne rigole pas du comique mais plutôt du tragique. C’est de l’allergie. […] “La réalité, disait Cioran, nous donne de l’asthme.” Je suis assez d’accord : la réalité me donne de l’asthme. […] La nature irrépressible sort par là où il y a des fuites ; or moi je crois que j’ai une fuite par la bouche. Et par ailleurs aussi, sûrement.“
“ Je suis assez d’accord : la réalité me donne de l’asthme.”
“Comment naissent les idées pour un dessin ?”
Face à cette question, loin de tout mythe du créateur inspiré, Topor passe peu de temps à parler de l’idée. Ce qui l’intéresse, semble-t-il, c’est moins l’idée que ce qui va le pousser à la réaliser. On s’intéresse aux sources d’inspiration des créateurs, à l’origine de leurs idées, mais peut-être est-ce dans leur capacité de passer à l’acte de création que réside leur vrai mystère. C’était en tout cas toute une partie de la réflexion de l’illustrateur Ralph Steadman lorsqu’il écrivait la biographie de Léonard de Vinci, célèbre pour sa proprension à laisser des oeuvres inachevées pendant très longtemps.
En tout cas pour Topor, une idée seule ne suffit pas à se mettre à dessiner. Il faut des raisons de passer à l’acte — et même plusieurs raisons, ce serait mieux.
Ça peut être “quand l’occasion se présente parce que quelqu’un est en retard à un rendez-vous et qu’il va gribouiller pour passer le temps”. Ça peut être parce qu’il a une opportunité de collaboration pour laquelle cette idée irait bien. Ou encore parce qu’il a un nouveau crayon qu’il aurait envie d’essayer. Des raisons qui peuvent paraître anecdotiques : pourtant petit à petit, toutes ces raisons mises bout à bout créent, dit-il, une envie.
Et c’est l’envie qui est la clé de tout, parce que c’est elle qui permet de créer quelque chose d’unique, de nouveau et d’authentique :
“À un moment il y a une envie qui se constitue, et là je m’y mets. Mais il faut qu’il y ait une envie parce que sinon, ce n’est jamais qu’un dessin de plus qui ressemble à ceux que j’ai déjà faits. Il faut une envie qui justifie le fait de s’arrêter de vivre pour me mettre à dessiner. Pour me mettre à dessiner, il faut qu’il y ait déjà eu assez de raisons et assez d’envies pour se mettre à ce jeu. Il faut qu’il y ait au moins une raison, et plus qu’une, c’est mieux.”
“Il faut une envie qui justifie le fait de s’arrêter de vivre pour me mettre à dessiner.”
“C’est difficile d’à la fois écrire et dessiner ?”
Créateur multiple, “inclassable” écrit-on souvent, Roland Topor était autant auteur que dessinateur. Écrire et dessiner, cela semble de fait une “bizarrerie” de plus à mettre à son actif. Avec cette pratique, il s’inscrit pourtant dans une lignée d’auteurs-dessinateurs, à l’instar de William Blake, J.R.R. Tolkien, Victor Hugo, Mervyn Peake, Saint-Exupéry…
Quand on l’interroge à ce sujet en tout cas Roland Topor a une réponse démystificatrice réjouissante. Il évoque sa pratique avec un joyeux mélange d’auto-dérision et de pragmatisme qui ne manque pas de charme :
“Ce sont des techniques différentes mais en fait ce sont des techniques du papier. […] Je suis comme un gosse à l’école : c’est du papier. Soit j’utilise un vocabulaire qui existe, une syntaxe, une grammaire. Soit je gribouille avec un vocabulaire qui est le mien. En soi, écrire ou dessiner est beaucoup moins éloigné qu’on le dit : ça fait partie des possibilités humaines de salir le papier.”
“En soi, écrire ou dessiner est beaucoup moins éloigné qu’on le dit : ça fait partie des possibilités humaines de salir le papier”
L’exposition “Le monde selon Topor” est à voir à la BNF jusqu’au 16 juillet 2017. Commissariat : Céline Chicha-Castex, conservateur au département des estampes et de la photographie de la BNF, et Alexandre Devaux, historien d’art et spécialiste de Roland Topor.
À propos de Roland Topor. Roland Topor était un dessinateur, auteur, metteur en scène et cinéaste français (pour ne citer quelques unes de ses casquettes), qui a vécu de 1938 à 1997. Il est plus connu pour son travail d’illustrateur et dessinateur presse. Son sens du surréalisme sombre et son humour noir, servis par un travail à l’encre tout en finesse, sont immédiatement reconnaissables. Il a également réalisé des collaborations artistiques dans le domaine du cinéma, avec entre autres Federico Fellini, Roman Polanski ou encore René Laloux, de la télévision avec Henri Xhonneux, et du théâtre avec Jean-Michel Ribes… et été auteur dans de multiples genres littéraires : romancier, poète, dramaturge, chansonnier. Artiste hors-norme de par son oeuvre aussi prolixe que subversive, il est un des grands dessinateurs du XXème siècle.